INTERVIEW DE M. PHILIP ENGLISH (économiste principal, Banque mondiale)
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis Philip English, économiste en chef pour 5 pays, notamment le Sénégal, la Gambie, la Mauritanie, la Guinée Bissau et le Cap-Vert.
Vous avez participé vendredi un focus group organisé par les évaluateurs de l’Initiative Think tank. Pouvez-vous revenir sur les raisons de vote présence ?
J’ai été invité car la Banque mondiale et le CRES vise des objectifs assez semblables. On veut améliorer les performanceséconomiques et sociaux du pays, influencer positivement les politiques du gouvernement à travers une analyse professionnelle et ceux qi m’ont invité pensent que je pourrais faire des propositions pertinentes sur les perspectives du programme TT.
Beaucoup pensent que la BM est plus destinée à exploiter les pays qu’à les aider…
C’est vraiment dommage, car la vérité est tout à fait le contraire L’objectif de la Banque mondiale est de servir le peuple africain à travers un financement très bon marché, la connaissance, l’assistance technique, le partenariat. Pour faciliter le paiement des prêts, ces derniers sont remboursables après quarante ans avec dix ans de différer. L’avantage est que les gouvernements ne paient rien pendant dix ans et à partir de la onzième année, ils paient moins de 1% en termes de taux d’intérêt. C’est presque impossible de trouver sur le marché des conditions identiques. C’est vrai que les bilatéraux octroient des dons pour la plupart, ce qui naturellement est moins couteux. Mais c’est plus lié aux services et biens provenant de ces pays, alors que le financement de la Banque est proposé de manière compétitive, le pays concerné a par conséquent la liberté de comparer avec le reste du marché. Donc, Le financement n’est pas du tout lié à la recherche de profit, nous sommes dans une logique de partenariat.
Vos relations avec le CRES s’inscrivent-elles dans la même logique, un partenariat technique et financier ?
Oui, on ne demande pas au CRES de nous fournir des services gratuits, nous connaissons et apprécions son expertise àtravers laquelle ildoit aussi soutenir son autonomie financière. Alors nous lui proposons des études, des évaluations, on s’entend sur les termes de références et on travaille ensemble sur la révision et la publication des résultats.Notre collaboration avec le CRES concerne le volet technique et financier. Cette collaboration est essentielle pour la Banque car le CRES est en mesure même de comprendre le contexte sénégalais (enjeux politiques et sociaux), ce qui lui permet de trouver les moyens pour informer les décideurs.
Donc vos commandes sont quelque peu influencées par le fait que le CRES en tant que Think Tanka pour objectif d’éclairer les décideurs dans leurs prises de décision?
Tout à fait, le CRES comprend mieux que nous le contexte sénégalais, les enjeux politiques et sociaux. Les chercheurs du CRES sont mieux en mesure de trouver les moyens pour informer les décideurs, travailler avec la société civile, créer une demande pour des reformes là où les autorités hésitent. Et ils ont une certaine crédibilité, surtout qu’on ne peut leur reprocher de travailler contre les intérêts du Sénégal, le CRES en sa qualité de structure sénégalaise bénéficie de la confiance des autorités publiques.
Quand vous faites une commande au CRESquelleexploitation est faite des rapports déposés par le CRES ? Le CRES a-t-il la possibilité de les exploiter librement ?
Oui, les rapports sont publics. Nous avons intérêt que toute nos réflexions, nos analyses soient largement disséminés. Le CRES est donc tout à fait libre de disséminer, à publier nos travaux, il suffit juste de nous demander notre avis si c’est des travaux conjoints. On comprend que ce n’est pas seulement le gouvernement qu’il faut informer, il y a la société civile, le secteur privé, etc. et que tout le monde tire profit de ces analyses.
Votre collaboration avec le CRES a date de plusieurs années et se poursuit. Cela voudrait – il dire que l’expérience est concluante ?
Oui, on a eu une très belle expérience depuis 10 ans. Un de nos collègues avait travaillé avec le CRES pour développer un modèle pour prévoir les besoins dans le domaine de l’éducation, si on veut atteindre l’objectif de scolarisation de 100% chez les jeunes et assurer une qualité acceptable. Il fallait des chercheurs d’une certaine dimension comme ceux du CRES pour maitriser et exploiter cet instrument pas trop sophistiqué mais relativement très compliqué.
Depuis lors, il publie des rapports annuels sur la base de ce modèle. Ces rapports sont devenus le modèle pour canaliser les discussions entre les Partenaires techniques et financiers et le Gouvernement du Sénégal. Chaque année, quand il y avait une revue annuelle de l’éducation, c’est le CRES qui présentait son analyse. Cela a beaucoup enrichi la discussion et cela a créé une expertise au sein du CRES qui est là pour informer tous ceux qui s’intéressent au domaine de l’Education.
Cet expérience dans le domaine de l’Education est-elle unique ou y a-t-il d’autres secteurs dans lesquels vous travaillez avec le CRES ?
Oui, bien sûr. Récemment, on a demandé au CRES de faire une évaluation des dépenses publiques dans le domaine de l’agriculture. On a une ébauche et on a soumis une série de commentaires. Les deux parties s’entendront après sur une version finale avant d’organiser ensemble un atelier pour discuter de l’efficacité et de l’efficience des dépenses publiques dans ce secteur important.
Certainement certains aspects de cette collaboration doivent être améliorés. Si vous deviez faire des recommandations au CRES dans ce sens, notamment aux niveaux institutionnel et scientifique, quelles seraient vos propositions ?
Effectivement, il y a toujours des possibilités d’améliorer la performance. Si je prends exemple sur le cas de la revue des dépenses publiques agricoles, il y a un besoin d’améliorer la qualité. Je ne sais pas exactement comment cela a été préparé, j’imagine peut-être que des chercheurs relativement juniors en avaient la responsabilité. Pour ce genre de travail, on a besoin d’un chercheur sénior pour faire des contrôles de qualité. Une de mes recommandations est que des chercheurs plus expérimentés tels qu’Abdoulaye Diagne trouve le temps d’assurer la qualité du travail avant que cela ne sorte.
Quand vous parlez de qualité du travail, on peut le voir dans deux aspects : la qualité de la forme et la qualité du fonds…
Je ne parle pas des conclusions, mais de l’analyse, la façon d’exploiter l’information. Ce n’est pas une question d’idéologie mais de présentation de données existantes et la façon d’en tirer des conclusions.
Une autre suggestion est que le CRES doit hausser son présence dans les médias au Sénégal. Il y a un débat sur la meilleure façon d’influencer la société, et les politiques, mais il y a quand même des médias très dynamiques, une liberté d’expression, un débat sur les questions importantes. J’aimerais voir le CRES plus actif dans ce débat parce que souvent, ce qui est écrit n’est pas informé par une analyse profonde. C’est écrit par des gens qui ne sont pas économistes et qui se perdent des fois dans des concepts économiques. Quelqu’un comme le Pr Abdoulaye Diagne ou ses collègues pourraient améliorer la qualité du débat.
En matière d’influence des politiques, il y a un débat d’école. Vous avez assisté à cet échange où certains disaient qu’on peut changer les documents de politique sans changer la politique elle-même, d’autres que le changement peut être mesuré par les modifications apportées aux documents de politiques. Quelle est votre position ?
Je crois qu’il faut les deux. Je pense que c’est important d’avoir de bonnes politiques, de bonnes lois et le Sénégal est compétent en la matière. Mais c’est clair, souvent il n’y a pas de suivi. Comment on peut assurer le suivi ? C’est souvent une pression du côté de la société civile, des contribuables, des citoyens. S’ils savent qu’une politique est mise en place et qu’elle n’est pas mise en oeuvre, ils devraient se plaindre. Dans une démocratie, c’est ça qui fait la différence, parce que si les politiciens veulent être réélus, il faut satisfaire les citoyens. Mais on voit cette sensibilité au niveau du régime actuel. Il vienne de sortir d’une élection qu’il n’était pas sûr de gagner, il voudrait maintenant prouver qu’ils ont écouté et vont respecter leurs promesses. C’est à la société civile de rappeler aux autorités leurs promesses et d’assurer que les politiques sont appliquées par leur mise en oeuvre.
Vous avez travaillé avec des Think Tank comme le CRES. Aux yeux de la Banque Mondiale, Qu’est ce qui fait la valeur ajoutée du centre de recherche, du Think Tank, par rapport à un bureau d’études?
Il faut admettre qu’il y a une gamme d’institutions et c’est parfois difficile de faire la distinction entre les bureaux d’études et les Think Tanks. En effet, Il y a des bureaux d’études qui travaillent sur le très court terme dans tous les domaines ; si vous êtes prêt à payer, elles sont prêtes à vous livrer le service. Mais il y en a d’autres qui ont des spécialités et qui mènent des initiatives dans certains domaines et produisent de petits rapports et là ils se rapprochent un peu plus de quelques centres de recherche qui sont souvent aussi concentrés sur la recherche des consultations parce qu’ils doivent financer leur activités. Et puis d’autres qui sont concentrés sur la recherche et sont plus proactifs. Je crois finalement que la grande différence est qu’un vrai Think Tank doit initier des projets, identifier de manière indépendante des sujets importants et essayer de stimuler le débat, changer les politiques sans attendre que quelqu’un paie pour ça. Je crois qu’un
des bons exemples, c’est l’initiative du CRES concernant la lutte contre le tabagisme. Autrement un vrai cabinet d’études n’aurait jamais pris ce type d’initiative. Mais c’est vrai que le CRES a aussi besoin de contrats de consultation, s’il accepte des contrats qui sont dans leur domaine d’expertise et qui pourraient les aider à renforcer leur expertise dans le cadre de leur stratégie, tant mieux. S’il commence à prendre des travaux très éloignés de ses missions, il deviendra alors un vrai cabinet d’études.
Comment les centres de recherche peuvent-ils assurer leur survie ? Autrement dit comment peuvent-ils parvenir à être indépendants vis à vis des bailleurs ?
C’est le grand défi pour les Think Tanks. Ils ont besoin de financements qui ne sont pas liés à des contrats spécifiques, et c’est très difficile d’avoir ce type de financement en Afrique.
Heureusement qu’il y a l’Initiative Think Tank qui subventionne les centres de recherche avec un financement qui n’est pas lié à des études précises. Il y a également le financement de programmes par le CRDI. Il existe des fondations au niveau mondial qui s’intéressent à ce genre d’appui. Il faut aussi essayer de trouver d’autres sources pour diversifier les revenus. Dans certains pays, le gouvernement comprend l’intérêt d’avoir des Think Tank sur place qui pourraient les aider à animer les débats, à servir d’interlocuteurs plutôt neutres. Si le CRES continue à prouver qu’il n’est ni pour, ni contre le gouvernement mais sert d’instrument pour rapprocher la société civile et les autorités et continue à trouver des solutions pratiques, peut-être que dans un avenir proche, le gouvernement va comprendre l’intérêt de financer le CRES au moins en partie.
Et pourquoi pas la Banque Mondiale ?
Malheureusement nos financements ne sont pas aptes pour ce genre d’appui. Nous avons des prêts qui passent par le gouvernement. Si ce dernier veut utiliser en partie ces prêts pour financer le CRES, pourquoi pas ? Si on avait un projet pour un renforcement de
capacités par exemple, ça pourrait être utilisé en partie. Mais normalement nos appuis sont spécifiques à un secteur donné que ça soit l’énergie, l’agriculture, les infrastructures, …. Autrement, on a seulement de petits montants qui doivent financer les études. Heureusement, il y a des fondations qui ont ce genre de flexibilité dans le financement.
Un dernier mot ?
Bon courage au CRES. C’est vraiment un centre de recherche essentiel dans le milieu des politiques économiques au Sénégal. Je ferai mon possible pour vous appuyer durant les quelques années qui me restent ici.